samedi, octobre 22, 2005

Parlons laxisme

Voici un vieux texte sur l'insécurité. Ici, ou ailleurs, c'est toujours d'actualité.

Parlons laxisme


L’article qui est à l’origine de la "Lettre ouverte" de Jacques Heuclin

Tournons-nous vers le discours qui se tient aujourd’hui en haut lieu à propos de la violence et de l’insécurité. D’un côté, après le meurtre de l’un des leurs, des milliers de policiers manifestent contre le ’’laxisme de la justice’’, en compagnie du dirigeant d’un grand syndicat (Marc Blondel) et avec le soutien du Premier ministre (Lionel Jospin), qui déclare ’’comprendre et partager leur colère’’. De l’autre, tout le monde semble avoir déjà oublié qu’il y a trois semaines, un tribunal d’assises acquittait un policier reconnu coupable d’un meurtre.

Les faits méritent d’être rappelés, afin d’éclairer le débat qui est en train de s’ouvrir sur la justice et son supposé ’’laxisme’’. Le 25 mai 1991, Aïssa Ihich, dix-neuf ans, meurt d’une crise d’asthme au commissariat de Mantes-la-Jolie, après avoir été tabassé par des policiers, devant témoins (un groupe de CRS). Les policiers et le médecin de la garde à vue sont laissés en liberté en attente du procès, qui n’a finalement lieu que dix ans plus tard, en 2001. Les accusés en sortent libres, avec seulement quelques mois de sursis. Le 9 juin 1991, Youssef Khaif, vingt-trois ans, est abattu par le policier Pascal Hiblot d’une balle dans la nuque, alors qu’il est en train de fuir une interpellation et qu’il se trouve à une distance de plus de dix mètres (d’après l’expertise balistique et l’autopsie). Le policier est laissé en liberté et le procureur n’ouvre aucune instruction. Après une plainte de la famille, une première instruction aboutit à un non-lieu. Après appel, un procès a finalement lieu, plus de dix ans après les faits, mais il se conclut, le 28 septembre dernier, par un acquittement.

Soulignons que ce laxisme-là n’est pas l’exception mais la règle : si les assassins de policiers croupissent en prison de nombreuses années, il est en revanche rarissime que les ’’bavures’’ policières causent à leurs auteurs ne serait-ce qu’une journée de prison. Souvenons nous, entre autres exemples, qu’en décembre 1998, Habib, dix-sept ans, était abattu à bout portant par un policier alors qu’il était en train de voler un autoradio : le policier fut laissé en liberté en attente de son procès, qui eut finalement lieu en septembre dernier. Le policier en est sorti libre, avec simplement trois ans de sursis. Rappelons aussi que le 17 décembre 1991, Abdelkader Bouziane, seize ans, était abattu d’une balle dans la nuque par un policier : dix ans plus tard, le policier n’a pas fait une seule journée de prison, et le Parquet d’Orléans vient de requérir un non-lieu.

Rappelons par ailleurs, à titre de comparaison, que le coéquipier de Youssef Khaïf, lui, a pris trois mois fermes pour vol de voiture, et que Saïdi Lhadj, qui avait renversé accidentellement une collègue de Pascal Hiblot, ce même soir du 9 juin 1991, a été condamné pour homicide involontaire à dix ans de prison ferme. Rappelons enfin que quelques années plus tard, un autre jeune de Mantes la Jolie a été condamné à quatorze ans de prison ferme pour avoir blessé un policier en lui tirant dessus. [1]

Ces faits appellent quelques questions, et en premier lieu celle-ci : Lionel Jospin, si prompt ces derniers jours à ’’partager la colère’’ des policiers, a-t-il eu un mot pour les proches de Youssef Khaif, a-t-il ’’partagé leur colère’’ après l’acquittement de son meurtrier ? La réponse est non. Lionel Jospin n’a rien dit, de même qu’il a brillé par son absence et son silence le 17 octobre dernier, lorsque des milliers de manifestants ont commémoré le quarantième anniversaire des massacres d’octobre 1961, et que Bertrand Delanoë a inauguré une plaque sur le Pont Neuf en hommage aux quelque deux-cent Algériens alors assassinés par... la police parisienne.

Autre question : Marc Blondel est-il allé à Mantes-la-Jolie le 29 septembre dernier, se joindre au dernier hommage à Youssef Khaïf, comme il s’est joint mardi dernier au cortège des policiers en colère ? Est-il allé au procès, soutenir la famille de la victime ? Là encore, la réponse est non. Ni Blondel, ni Thibaut, ni Notat, ni Hollande, ni Hue, ni Lipietz, ni Mamère, ni Laguiller, ni Krivine. Seul était présent Bruno Mégret, venu soutenir le policier coupable. Aux côtés de la famille Khaïf, aucun parti, aucun syndicat. Seul le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) était réellement présent, ainsi que quelques membres de la CNT, du MRAP ou de l’Observatoire des Libertés Publiques.

Dernière question : à chaque fois qu’un policier se fait tuer, sa photo fait la une de plusieurs quotidiens, mais combien de photos d’Aissa Ihich, de Youssef Khaif, d’Abdelkader Bouziane et des autres à la une de France-soir ou du Parisien ? Aucune. Et à la une des autres journaux ? Pas tellement plus.

Parlons laxisme, donc, mais demandons-nous où se trouve le laxisme le plus avéré, le plus extrême et le plus criminel. Et interrogeons-nous sur le cas que ’’nos’’ démocraties font du principe de l’égalité en dignité et en droits. Mesurons, enfin, le prix que ’’nos’’ dirigeants, ’’nos’’ grands médias et ’’notre’’ justice accordent à une vie de ’’jeune des banlieues’’.

Pierre Tévanian

Pierre Tévanian

Une version plus longue de ce texte est parue dans L’Humanité le mercredi 31 octobre et dans Libération le 2 novembre 2001. Ce texte est à l’origine d’une Lettre ouverte" de Jacques Heuclin, commentée sur ce site : cf. "Le philosophe, le député-maire et les "irrécupérables", dans la rubrique "Étude de cas"]]