mardi, mars 13, 2007

La République comme objet de culte


Vue d’Allemagne, l’idéologie laïque et républicaine des Français s’apparente à une religion. Or l’observance du dogme semble empêcher les fidèles d’accepter la moindre réforme.
En France, le professeur de philosophie fait partie de cette espèce de “philosophe” dont la fonction consiste à donner une base transcendantale à la République, c’est-à-dire à justifier celle-ci par une logique universelle. C’est pourquoi il s’exporte mal. Ailleurs, on le qualifierait d’idéologue d’Etat ou d’éminence grise. Les républicains transcendantaux ne s’adressent pas vraiment aux amateurs de philosophie mais opèrent essentiellement dans les écoles, les séminaires d’enseignants, les administrations et les commissions ministérielles. C’est là qu’ils dévoilent leur pensée et leur argumentation, avec une force toute cléricale. Que ce soit la structure des départements, le mode de scrutin, la laïcité, la réforme des programmes scolaires, tout a droit à son onction philosophique. Les cadres de la République baignent dans un rationalisme qui leur donne la conviction missionnaire qu’ils incarnent la raison*, un concept aussi sacré que la République et tout aussi universel. On pourrait considérer ce républicanisme transcendantal comme un trait folklorique sympathique, à l’instar des clubs de tir en Allemagne, s’il n’était pas devenu au cours des dernières années un modèle figé. Au nom de la République de la raison éternelle de 1789, toute réorientation de la politique intérieure et extérieure de la France est impossible, de la question corse à la réforme des programmes scolaires en passant par la politique africaine. Syndicats, fonctionnaires, étudiants lancent aussitôt des marches de protestation au cours desquelles ils scandent ce qu’on leur a fait entrer dans le crâne en cours de philo : la République est une et indivisible, les communes ne peuvent donc pas gérer les écoles, la Corse ne peut bénéficier d’un statut particulier, le système de retraite des cheminots doit rester comme il est, il ne doit pas y avoir de quota de parité hommes-femmes, les universités ne peuvent prétendre à la moindre autonomie, le domicile détermine l’école qu’on fréquente. Henri Pena-Ruiz est l’un des éminents représentants de ce républicanisme transcendantal et son domaine de compétence est la laïcité. L’année dernière, le ministère des Affaires étrangères l’a chargé d’arpenter l’Allemagne en missionnaire pour prêcher aux infidèles la laïcité et l’interdiction du voile à l’école. M. Pena-Ruiz a cité Nicolas Sarkozy à comparaître devant le tribunal de la raison laïque pour avoir proposé – ô blasphème – d’accorder des aides publiques à la construction de mosquées. Il a immédiatement eu droit à un cours de rattrapage dans Le Monde : “Que reste-t-il de la laïcité quand on rétablit un financement discriminatoire ? La République n’est pas une juxtaposition de communautés particulières. Il n’y a pas en France 5 millions de ‘musulmans’mais 5 millions de personnes issues de l’immigration maghrébine ou turque. La promotion du bien commun à tous [écoles, logement social, gratuité des soins médicaux], et non la prise en charge publique de la religion, est la meilleure solution au problème soulevé.” L’argument est simple. La République ne connaît ni musulmans ni autres communautés particulières, elle ne connaît que des Français universels. Et ceux-ci sont tous égaux. Il ne doit pas y avoir de privilèges et du coup, il n’y a plus non plus de discriminations ; c’est ce qui ressort du principe d’égalité. Et Pena-Ruiz ajoute : “Ne nous trompons pas de combat. Ce n’est pas l’étranger comme tel qui pose problème à la République, mais celui qui entend s’affranchir de la loi commune, pour lui substituer sa loi particulière, qu’elle soit religieuse ou coutumière.” Quand les étrangers ne posent-ils pas problème à la République ? Vous avez deviné : quand ce sont de bons Français. Ce serait faire tort aux républicains comme Pena-Ruiz de supposer qu’ils ne souscrivent pas de bonne foi à l’idée que la République française est une affaire qui s’adresse à l’homme universel et dans laquelle toutes les particularités doivent s’effacer pour le bien commun. D’un autre côté, il est également clair que cette idée confond toujours l’homme universel et la France, et ignore impitoyablement le reste du monde. L’universalisme n’est donc pas la solution à l’exclusion qui frappe les Arabes et les Noirs. Par son ethnocentrisme déguisé en logique de la raison, il est lui-même le problème. Dans la campagne électorale actuelle, on se retrouve donc dans une situation étrange : la gauche, du fait de sa tradition républicaine, risque de rester engluée dans le conservatisme, tandis que Sarkozy, par son libéralisme, est ouvert à de nouvelles stratégies d’intégration. Ce qui peut séduire les progressistes de gauche.

* En français dans le texte.

Clemens Pornschlegel

Süddeutsche Zeitung